Renoir, Munch, Bonnard : Ambroise Vollard, un prodigieux éditeur de gravures et de livres
Parcourant la vie d’Ambroise Vollard, on s’interroge : et si sa vraie, sa dévorante, son inextinguible passion n’avait pas été la peinture sur toile mais le papier ? Il l’avoue dans ses Souvenirs d’un marchand de tableaux : « De tout temps j’ai aimé les estampes. à peine installé rue Laffitte, vers 1895, mon plus grand désir fut d’en éditer […] Mon idée, à moi, était de demander des gravures à des artistes qui n’étaient pas graveurs de profession ». Il ajoute : « ce qui pouvait être pris pour une gageure fut une grande réussite d’art », oubliant que, les premiers temps, le succès se fit attendre.
Bonnard, Renoir, Vuillard, Munch, Vallotton…
Si l’exposition d’estampes avec laquelle il ouvre les nouveaux locaux du 6, rue Laffitte en 1896 crée la sensation, les deux albums en édition limitée (cent exemplaires chacun) qu’il publie parallèlement se vendent mal. L’album Les Peintres-graveurs (1896), avec vingt-deux estampes (dont treize lithographies, dix en couleurs) de Bonnard, Renoir, Vuillard, Munch, Vallotton et l’Album d’estampes originales de la galerie Vollard (1897) avec trente-deux estampes resteront, de fait longtemps dans les placards. Cela ne décourage pas Vollard qui subventionne ses pertes financières avec les bénéfices des tableaux et déborde de projets. Il ne se limite pas à l’édition d’albums et démarche des artistes pour éditer des ensembles monographiques. Le premier est Bonnard auquel il commande, dès 1895, Quelques Aspects de la vie de Paris : douze lithographies en couleurs, merveilleuses petites scènes des rues prises sur le vif. Maurice Denis avec Amour (1899), Édouard Vuillard avec Paysages et Intérieurs (1899), Ker-Xavier Roussel avec Paysages (1898) viennent compléter ce panthéon absolu de la lithographie en couleurs tandis qu’Odilon Redon, lui, s’applique à la lithographie en noir avec L’Apocalypse de Saint Jean (1899).
Pierre Bonnard, La Petite Blanchisseuse pour l’album Les Peintres-graveurs, 1896, lithographie en couleurs, 56,2 × 42,5 cm, Bibliothèque de l’Institut national d’Histoire de l’art, Paris.
Vollard a gagné ses lettres de noblesse en engendrant une révolution : jusque-là, les collectionneurs d’estampes recherchaient les œuvres des graveurs attitrés et les peintres auxquels Vollard fait appel leur étaient pratiquement inconnus. Il bouleverse aussi le confort des artistes, en les poussant à se pencher sur les plaques de cuivre ou les pierres lithographiques, une terra incognita devant laquelle certains, comme Pissarro, reculent. Mais le marchand n’est pas qu’un accoucheur de talents, il est aussi dépositaire des estampes déjà produites d’artistes dont il soutient avec ferveur le travail, comme Cassatt ou Gauguin qui lui adresse, en 1900, quelques centaines de tirages de gravures sur bois.
Edvard Munch, Album des peintres graveurs, planche Le Soir : Angstefühl, 1896, lithographie en deux couleurs, INHA, Institut National d’Histoire de l’Art
L’éditeur passionné
Très rapidement, les feuilles ne lui suffisent plus. Il investit le domaine de la bibliophilie en publiant des livres d’artistes. « Tout commença, raconte Vollard, un jour où au cours d’une de mes promenades sur les quais je me mis à feuilleter quelques volumes dans la boîte d’un bouquiniste. Sur la page de titre d’un bel in-octavo (…) je lus ‘‘Ambroise Firmin-Didot, éditeur’’. Ambroise Vollard, éditeur, ça ne ferait pas mal non plus, pensai-je. Et cette idée-là s’implanta en moi. Elle agit à la façon d’une obsession. » Il se lance alors dans l’édition de livres d’artistes, l’illustration de textes de son choix. Vollard croise un jour Verlaine dans un omnibus, on lui apprend qui il est, il décide séance tenante de publier Parallèlement avec cent neuf lithographies de Bonnard, poursuit avec Daphnis et Chloé (attribué à Longus qui aurait vécu entre le IIe et IIIe siècle) toujours avec Bonnard (1902), Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau illustré par Rodin, le célèbre ouvrage de piété chrétienne du XVe siècle L’Imitation de Jésus-Christ avec des bois gravés de Maurice Denis ou Les Fleurs du Mal de Baudelaire avec des bois d’Émile Bernard (1916) et, en 1926 des eaux-fortes de Rouault. Et on regrettera toujours le « coup de dés » de Mallarmé, illustré de quatre lithographies d’Odilon Redon, commandé et achevé en 1898, jamais publié par refus des héritiers.
Un perfectionnisme poussé à l’extrême
Les publications s’enchaînent à un rythme étonnant. Vollard se plaint du labeur que cela lui coûte : « Il est plus difficile d’établir un livre que de construire tout un quartier, voire des villes entières, Chicago, New York… » Certes, tous le disent : son perfectionnisme est effrayant. Un seul petit défaut d’alignement dans l’impression et tout doit être recommencé. Pour chaque livre nouveau et numéroté, il choisit les encres, le papier (la plupart connaissent trois impressions sur trois papiers différents). Illustrant Virgile, Maillol fait produire son propre papier chiffon, le Montval, ce qui ravit Vollard.
Edouard Vuillard, Intérieur aux tentures roses, I, lithographie en cinq couleurs sur chine volant, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Petit Palais.
La typographie se tient au cœur du débat. Séduit par le Garamont italique, un caractère typographique du XVIIe siècle, oublié des bibliophiles de l’époque, le marchand demande à l’Imprimerie nationale qui en a l’exclusivité de le réutiliser ! Et c’est sans parler du réseau de graveurs, d’imprimeurs, de diffuseurs qu’il a patiemment tissé. Le défi de ses débuts est relevé au-delà de ses espérances. Devant tant de talent, Braque, Chagall, Picasso, Rouault vont au fil des ans, succomber aux sirènes de Vollard et fournir de prodigieux exemples de la gravure contemporaine, justifiant le mot de l’écrivain André Suarès : « Sa passion du livre, tel qu’il l’a conçue, l’emportait infiniment sur son amour des tableaux. Il voulait d’un livre qu’il fût le chef-d’œuvre d’un grand peintre. »
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