Un monde de merveilles : les cabinets de curiosités, de la Renaissance aux Lumières

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Aux yeux d’un grand érudit du XVIIe siècle comme le jésuite Athanasius Kircher, Dieu créateur de l’univers était le premier collectionneur, et l’arche de Noé le plus complet des musées d’histoire naturelle. Apparues au milieu du XVIe siècle, les premières collections encyclopédiques réunissant les merveilles de l’art et de la nature s’offrent comme le reflet de la création divine. Ce « théâtre du monde » se ferme sur lui-même comme l’hortus conclusus (jardin clos) médiéval s’entoure de hauts murs. Placé par Dieu au centre de la création, l’homme, écrit Pic de la Mirandole, a été créé « pour apprécier le plan d’un si grand œuvre, pour aimer sa beauté ».

Les trésors des princes de la Renaissance

Collectionner ! L’exemple vient d’en haut. Acquis à grands frais, augmentés par les prises de guerre et les présents diplomatiques, les trésors amassés par les princes de la Renaissance témoignent de leur puissance et assoient leur prestige. Chez Federico da Montefeltro, duc d’Urbin, chez les Este à Ferrare ou Mantoue, chez l’archiduc Ferdinand II au château d’Ambras, chez Rodolphe II à Prague, ces merveilles de l’art et de la nature sont luxueusement présentées dans une ou plusieurs pièces, cabinet, galerie, Kunstkammer (chambre des arts) et Wunderkammer (chambre des merveilles).

Frontispice de Musei Wormiani Historia (1655) montrant l'intérieur du cabinet de curiosités de Worm

Frontispice du Musei Wormiani Historia (1655) montrant l’intérieur du cabinet de curiosités de Worm. ©Wikimedia Commons

Au cours du XVIe siècle, le goût des « curiosités » se répand parmi les médecins, les apothicaires, les nobles, les érudits, les gens d’église, les négociants et les voyageurs. Parfois une seule armoire à tiroirs, également désignée sous le nom de « cabinet », suffit à contenir le monde en échantillons. Des catalogues imprimés apparaissent. Un véritable réseau s’organise à travers l’Europe, et même un « tourisme » savant avec les itinéraires des principaux cabinets européens. Les voyages d’explorations, les nouvelles routes commerciales maritimes ouvertes au XVIe siècle font affluer en Europe de nouvelles espèces animales et végétales, ainsi que des artefacts de peuplades inconnues.

Alexandre Isidore Leroy de Barde, Réunion d'oiseaux étrangers, fin XVIIIe -début XIXe siècle, encre noire, 126 x 90 cm, Paris, musée du Louvre, D.A.G.Photo ©RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

Alexandre Isidore Leroy de Barde, Réunion d’oiseaux étrangers, fin XVIIIe -début XIXe siècle, encre noire, 126 x 90 cm, Paris, musée du Louvre, D.A.G.Photo ©RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

À Naples, le cabinet de l’apothicaire et naturaliste Ferrante Imperato, avec son crocodile et ses spécimens aquatiques accrochés au plafond, ses grands oiseaux naturalisés spectaculairement disposés sur les armoires, est exemplaire de ces collections préfigurant nos musées d’histoire naturelle. Considéré comme le prototype du genre, le cabinet d’Ulisse Aldovrandi (1522-1605), médecin et botaniste, est légué au sénat de Bologne à la condition de l’ouvrir au public. Trois siècles plus tard, les collections réunies par Alexandre Leroy de Barde, artiste et voyageur, seront à l’origine de la création du musée de Boulogne-sur-Mer.

Des lieux d’étude

La quête de l’extraordinaire, le goût du merveilleux, de la momie égyptienne au bézoard (concrétion calcaire provenant de l’estomac d’un animal), de la corne de licorne aux sirènes et aux chimères, ne doivent pas faire oublier que les cabinets de curiosité des XVIe et XVIIe siècles sont des lieux d’études. Une bibliothèque, voire un laboratoire, les complète. Microcosme donnant à voir le mystère de la création, ils sont aussi le lieu où s’élabore la science moderne, dans la quête d’un « système » des arts et des sciences. Les grandes classifications naturalistes commencent à apparaître dès le milieu du XVIe siècle. Les animaux sont présents directement avec des sujets empaillés, des fragments, dents, os, carapaces, coquilles, fossiles, et par l’intermédiaire de leur représentation peinte, dessinée ou gravée. Les plantes sont rangées dans des herbiers.

Anne Coster, Panaches de mer, lithophytes et coquilles, 1769, huile sur toile, 130 x 97 cm, Paris, musée du Louvre Photo ©Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier

Anne Coster, Panaches de mer, lithophytes et coquilles, 1769, huile sur toile, 130 x 97 cm, Paris, musée du Louvre Photo ©Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier

En 1543, Cosme Ier de Médicis fait réaliser à Pise un jardin des plantes, première institution du genre, qui alimente la recherche et fournit ses collections. En France, le jardin botanique établi par Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, initie avec l’artiste Nicolas Robert la célèbre série des vélins (peints sur la peau de veau mort-né), représentations de ses fleurs et plantes rares mais aussi des oiseaux de ses volières. Léguée à Louis XIV, cette série est poursuivie à l’instigation de Colbert et rattachée au Jardin du roi (Nicolas Robert, Tulipe). Si certains amateurs peuvent cultiver des plantes rares, seuls les princes peuvent s’offrir le luxe suprême d’entretenir une ménagerie d’animaux vivants où l’on acclimate les espèces venues des pays lointains. Des artistes sont invités à les représenter et leurs tableaux sont intégrés à la collection.

Animaux et hommes, objets de « collection »

À Versailles, la somptueuse ménagerie de Louis XIV s’orne ainsi de « portraits » de certains de ses pensionnaires peints par le Flamand Nicasius Bernaerts, puis par son élève François Desportes. Quoique exposée dans un séduisant paysage animé de pêcheurs, la Tortue de Bernaerts, présentée de trois quarts face, est scrupuleusement décrite. Après leur mort, certains sujets sont disséqués et étudiés ; d’autres, naturalisés, rejoignent les collections.

Nicasius Bernaerts, Une tortue de la mer, XVIIe siècle, huile sur toile, Paris, musée du Louvre Photo ©RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

Nicasius Bernaerts, Une tortue de la mer, XVIIe siècle, huile sur toile, Paris, musée du Louvre Photo ©RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

Les hommes présentant des difformités ou des particularités physiques extraordinaires peuvent eux-mêmes devenir des objets de « collection » rehaussant le prestige d’une cour. Traditionnellement interprétée comme une allégorie de l’art naturaliste, l’étonnante composition d’Agostino Carracci (1598-1600) représente trois personnages ayant réellement vécu à Rome à la cour des Farnèse : Arrigo Peloso (Arrigo le velu), Pietro Matto (Pietro le fou) et Amon Nano (Amon le nain). Pedro Gonzales, père d’Arrigo, avait été offert au roi Henri II. Les trois de ses enfants atteints comme lui d’hypertrichose furent exhibés dans diverses cours d’Europe.

Un phénomène de mode

Dans le règne animal, le rhinocéros connaît une faveur particulière. La célèbre gravure d’Albrecht Dürer (1515) ne procède pas de l’observation directe de l’animal mais d’une description et d’un croquis faits à Lisbonne où avait été débarqué ce rhinocéros indien, le premier en Europe depuis l’Antiquité romaine. Offert au pape Léon X par le roi Manuel Ier, il ne survécut pas à ce nouveau voyage. Malgré sa haute précision, la gravure recèle des erreurs anatomiques que sa célébrité va largement diffuser: l’animal semble revêtu d’une armure de guerre.

Albrecht Dürer, Rhinocéros, 1515, gravure, 23,5 x 29,8 cm ©Wikimedia Commons/Christie's

Albrecht Dürer, Rhinocéros, 1515, gravure, 23,5 x 29,8 cm ©Wikimedia Commons/Christie’s

Parmi les quelques rhinocéros arrivés vivants en Europe avant la Révolution, aucun n’a atteint la célébrité de Clara. Capturée dans l’Assam, débarquée à Rotterdam en 1741, cette femelle sera exhibée au cours d’une longue tournée internationale. Les artistes peuvent enfin étudier directement un sujet vivant. La curiosité scientifique se double d’un véritable phénomène de mode. Pietro Longhi peint Clara à Venise en 1751, parmi les masques du carnaval. En France, Jean-Baptiste Oudry lui consacre un tableau gigantesque.

Pierre Joseph Redouté, Le Ventre du rhinocéros avec la verge, XIXe siècle, vélin, Paris, Muséum national d’histoire naturelle ©Wikimedia Commons

Pierre Joseph Redouté, Le Ventre du rhinocéros avec la verge, XIXe siècle, vélin, Paris, Muséum national d’histoire naturelle ©Wikimedia Commons

La nouvelle ère du progrès des sciences

Adopté pour sa bizarrerie par l’esthétique rococo, le rhinocéros orne des pendules. Son portrait gravé illustre à la fois l’Histoire naturelle de Buffon et la grande Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Offert à Louis XV, le rhinocéros de Versailles est disséqué à sa mort en 1793. Célèbre pour ses aquarelles de fleurs, Pierre-Joseph Redouté représente le ventre et la verge de l’animal, mettant tout son art au service d’une implacable description anatomique. Une nouvelle ère a commencé, marquée par les progrès des sciences et la spécialisation grandissante. Dès 1727, Dezallier d’Argenville, dans sa Lettre sur le choix et l’arrangement d’un cabinet curieux, constatait le déclin du modèle universel du cabinet : « La grande dépense y met assez de frein, joint à ce que l’inclination naturelle nous porte plus vers une science que vers une autre ; un savant, par exemple, ne respire que les livres, un antiquaire ne recherche que les médailles, un physicien que les expériences, un naturaliste que les productions de la Nature. » L’âge d’or des cabinets de curiosités était révolu.

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