Proust du côté du cinéma

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Proust détestait le cinéma muet, ce « défilé cinématographique des choses » qu’il jugeait aux antipodes de « ce que nous avons perçu en réalité ». Les prestigieuses tentatives avortées puis les divers films réalisés ont forgé la légende d’une Recherche du temps perdu inadaptable par excellence. Comment rendre compte d’une œuvre faramineuse de plusieurs milliers de pages, riche de centaines de personnages, prise dans les rets d’une phrase infinie où les temporalités se télescopent sans cesse ? En 1927, cinq ans après la disparition du romancier, Antonin Artaud voit pourtant dans le cinéma « un monde qui puise ailleurs sa matière et son sens », une sorte d’envoûtement rituel « qui exige la rapidité, Si Proust n’aimait pas le cinéma, son approche de la narration et des temps superposés dans son œuvre est, elle, éminemment cinématographique. De Visconti à Raoul Ruiz, de nombreux réalisateurs se sont essayés à la traduire sur grand écran. mais surtout la répétition, l’insistance, le revenez-y ». Le septième art pourrait alors se révéler plus proustien que jamais, susceptible de faire ressentir « un peu de temps à l’état pur », en un subtil mélange de « nappes de passé » affleurant dans des « pointes de présent » (comme il est dit dans Le Temps retrouvé).

Rêve viscontien

Les films invisibles, jamais tournés, ont de délicieux relents de « temps perdu ». Observant son père absorbé par sa lecture de Du côté de chez Swann, le jeune Luchino Visconti, âgé de 13 ans, réalise qu’à chaque page tournée, celui-ci souffre un peu plus, « en pensant que ce prodigieux roman allait se terminer ». Méditation sur le temps et la mort, hantée par la décadence familiale et la « race maudite » des homosexuels, l’œuvre entière de l’aristocratique cinéaste porte la trace de cette première lecture fascinée de Proust. Traversé de sentiments proustiens fantômes, Senso transpose dans l’Italie du Risorgimento la coupable relation qu’entretient le baron de Charlus avec le grossier Morel en passion contrariée d’une comtesse pour un soldat dépravé ; Mort à Venise recrée la plage Belle Époque de Balbec tandis que L’Innocent reconstitue le salon des Verdurin dans l’Italie des années 1900.

« On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. » Du côté de chez Swann

En 1971, cinq ans avant sa disparition, Visconti se disait prêt à tourner une version de quatre heures de la Recherche, à partir d’un scénario de 393 pages et 98 scènes écrit par la scénariste Suso Cecchi d’Amico. Alain Delon était pressenti pour incarner le narrateur, Marlon Brando Charlus, Silvana Mangano la duchesse de Guermantes, Charlotte Rampling Albertine, Edwige Feuillère Mme Verdurin, Helmut Berger Morel, et même Greta Garbo se disait prête à apparaître en reine de Naples. Après avoir effectué des repérages en France, le cinéaste, déjà affaibli par la maladie, renonce in extremis, en s’avouant que son film ne pourra jamais être à la hauteur de ses rêves.

Dans le projet de Visconti, Greta Garbo aurait interprété la reine de Naples. Photo : Greta Garbo pour le film Ninotchka (1939). Wikimedia Commons/Clarence Bull

Dans le projet de Visconti, Greta Garbo aurait interprété la reine de Naples. Photo : Greta Garbo pour le film Ninotchka (1939). Wikimedia Commons/Clarence Bull

Déçue par la volte-face inattendue de Visconti, la productrice du projet, Nicole Stéphane, se tourne alors vers Joseph Losey qui commande illico une adaptation à Harold Pinter, son scénariste pour The Servant. Le dramaturge anglais réussit à assembler en un tout cohérent les scènes cruciales des sept volumes de la Recherche. Le casting est, encore une fois, plus que prometteur, avec Dirk Bogarde en narrateur, Jeanne Moreau en Mme Verdurin, Maria Callas en reine de Naples. Mais le film de Losey sera arrêté en 1974, mis en difficultés financières par le premier choc pétrolier ; le cinéaste essuya également une cinglante remarque du président Giscard d’Estaing, qui lui ferma peut-être les portes d’une subvention par le CNC : « Vous êtes américain, né dans le Middle West, comment pouvez-vous toucher à un chef-d’œuvre de la littérature française ? »

Place des Pyramides à Paris aujourd’hui. Wikimedia Commons/Simdaperce

Un amour de Swann

« C’est infaisable ? Alors faisons-le ! », aurait dit le cinéaste allemand Volker Schlöndorff en voyant Peter Brook renoncer à tourner le scénario qu’il venait d’écrire à quatre mains avec Jean-Claude Carrière. En 1984 sort Un amour de Swann, inspiré d’un épisode presque à part de la Recherche, que Brook et Carrière centrent sur la jalousie destructrice éprouvée par Swann, un riche et jeune dandy, pour une demi-mondaine. Condensé à la manière de la tragédie classique en une seule journée, ce récit de la vie et de la mort d’une passion se voit complété par un épilogue évoquant les derniers jours de Swann, extrait de Du côté de Guermantes et de Sodome et Gomorrhe. Tourné à Paris en neuf semaines, en extérieurs et en décors réels (du parc de Bagatelle à la place des Pyramides, vidée de toute voiture), le film est qualifié d’« europudding » en raison de sa distribution internationale. Si le rôle de Swann est confié au très britannique Jeremy Irons (qui apprend le français de façon accélérée – sans savoir qu’il sera finalement doublé par Pierre Arditi –), celui de sa maîtresse, la cocotte en voie d’ascension Odette de Crécy, échoit à la pulpeuse Italienne Ornella Muti. Côté français, Alain Delon, que Visconti distinguait autrefois en narrateur, doit se contenter du rôle de Charlus. Gesticulant et occupant volontiers tout le champ de la caméra, l’acteur impose une sorte de duel au salon avec Irons qui ne rend pas tout à fait compte de l’amitié supposée entre Swann et Charlus mais donne un véritable sel à leurs rencontres. La reconstitution d’époque, avec ces robes qui enserrent les femmes comme dans une prison (et que récompense un César des meilleurs costumes en 1985), ces hommes sentimentaux et élégants qui se conduisent avec une totale muflerie au bordel, confère une infinie mélancolie à l’histoire d’amour d’un homme « pour une femme qui ne [lui] plaisait pas, qui n’était pas [son] genre ».


Un amour de Swann (1984) Bande Annonce VF [HD]

Le temps retrouvé de Ruiz

Fondée sur sa propre esthétique baroque latino-américaine, l’adaptation fantasmatique du Temps retrouvé tentée en 1998 par le Franco-Chilien Raoul Ruiz pourrait paraître plus propre à retrouver l’écheveau des passés et des présents superposés cher à Proust. Le film s’ouvre sur l’écrivain mourant, qui dicte ses ultimes corrections à sa gouvernante avant de feuilleter des photos et de laisser défiler sur ses murs les femmes de sa vie (Emmanuelle Béart en Gilberte, Chiara Mastroianni en Albertine). Tout comme les meubles, « les choses, les pays, les années » semblent tourner et se déformer dans l’obscurité – à la façon de la lanterne magique du narrateur dans Du côté de chez Swann. Au sein d’une narration brisée et toujours menacée d’oubli, quatre comédiens se partagent le rôle du narrateur. Tandis que Saint-Loup, avant de mourir au combat, fait voir à Marcel enfant d’insoutenables images de la guerre à venir, d’autres représentations de ce même moi scindé dans l’espace et dans le temps se côtoient parfois au sein d’un même plan. Avec ce journal intime en forme d’illuminations réminiscentes, Ruiz croit – et veut faire croire – à la persistance des morts dans le monde des vivants.


Raoul Ruiz – Le temps retrouve

Désirant recréer un monde mental plutôt qu’une époque, la regrettée Chantal Akerman convainc ensuite le producteur de Ruiz, Paulo Branco, de se focaliser sur La Prisonnière, cinquième partie de la Recherche, en réalisant La Captive en 2000, dans une approche à l’opposé, délibérément minimale. « Ce livre est fait pour mon cinéma, dit-elle. Mais pour arriver à l’adapter vraiment, il faut faire repasser Proust par soi-même. Comme moi, il parle de l’homosexualité, des juifs, de l’autre, cet éternel inconnu. » La réalisatrice change le nom des personnages pour s’affranchir du « champ d’attraction trop fort du roman », et le narrateur devient Simon, un jeune homme riche et oisif. Une jalousie maladive le pousse à enfermer Albertine, devenue Ariane, dans un grand appartement parisien dont elle ne sort jamais, sinon accompagnée par une amie. Séparée de Simon par une vitre en verre dépoli, qui symbolise cette réclusion sensuelle, Ariane se laisse surprendre dans l’œil du voyeur, en train de chanter sous la douche Tout ça parce qu’au bois de Chaville, y avait du muguet. « On n’aime que ce qu’on ne possède pas », résume Proust.

La recherche de Nina Companeez sur le petit écran

En 2011, Nina Companeez, une autre femme, est la seule à ce jour à avoir osé transposer la Recherche en une mini-série télévisée, qui constitue son testament cinématographique. Comme, selon l’écrivain, « l’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose », elle s’autorise à restreindre l’aventure mémorielle aux émois amoureux du jeune Marcel en vacances chez sa grand-mère à Cabourg. Avec leur parfum de jeunes filles en fleurs et leur tristesse d’amours interdites, les courtes scènes qui s’enchaînent sans chronologie évoquent délicatement l’insouciante société 1900. La réalisatrice a peut-être juste eu le tort de confier le rôle du narrateur – qu’elle confond avec l’auteur – à Micha Lescot, grand échalas du théâtre français (1,91 m tout de même, quand Proust mesurait 1,68 m). Toujours prêt à sombrer dans la mélancolie, son Proust effacé et velléitaire renvoie l’image d’un auteur passé parlant d’un temps disparu. Au cinéma comme ailleurs, on peut quelquefois retrouver Proust mais pas abolir le temps. Le porter à l’écran n’est cependant jamais du « temps perdu »…


Sur le tournage de… A la recherche du temps perdu (France 2)

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